Innovation de défense : de la nécessité d’adapter la structure et de changer de culture

Article paru dans DSI Magazine n°141 Mai-Juin 2019

Par François Mattens

Depuis près de deux ans, aucune prise de parole politique, rapport ou note de prospective n’omet d’évoquer le rôle nodal de l’innovation pour la défense. Historiquement et intrinsèquement en pointe de la technologie, le secteur connait cependant une évolution en profondeur de son écosystème qui l’oblige à se réformer, revoir ses méthodes et changer de culture. Au-delà de l’approche performative de l’innovation de défense, comment la France doit-elle s’organiser pour répondre à cet enjeu stratégique ?

Des porte-avions aux véhicules d’infanterie en passant par les systèmes de communication et sous-marins, depuis 1961[1] la DGA a toujours été la clé de voute des grands programmes structurants et innovants, de concert avec nos armées et notre BITD. Acteur reconnu et envié de nos alliés et voisins européens, elle contribue pour bonne part à la puissance de notre pays. Durant de nombreuses années la DGA a été en avance sur son temps. Pour preuve, la création de la Mission Innovation Participative en 1988 permettant à tout personnel des armées d’être soutenu financièrement et techniquement dans le développement d’une solution innovante ayant intérêt pour le ministère. Google en avait rêvé, la DGA l’a fait il y a déjà plus de 30 ans !

Un modèle et une organisation à adapter

Organisée et structurée pour orienter-accompagner-contrôler les grands programmes d’armement, elle s’inscrit de facto dans le temps long avec un réflexe de centralisation du pilotage. Un héritage historique peu favorable à la prise de risque et à l’innovation.[2] En effet, pour faire face à une cinétique des crises qui s’est accélérée, l’innovation doit désormais être davantage réactive et pragmatique pour permettre à nos armées de répondre aux besoins opérationnels qu’ils rencontrent sur le terrain face à un ennemi qui se préoccupe peu du lancement d’appels d’offres ou d’étapes de qualification de son matériel. De l’aveu même du Président de la République[3], il faut désormais évoluer et changer notre technostructure pour amener plus de transversalité, de souplesse et de réactivité. Ce constat équivaut également dans certains grands groupes qui, fournisseurs historiques des armées françaises, ont calqué leur organisation sur celle de son client national. Il est désormais nécessaire de repenser en profondeur notre approche de l’innovation dans la défense.

Une réforme pour gagner en souplesse et réactivité

En juin 2017, le Président de la République et le Premier ministre créèrent la surprise en nommant Florence Parly au poste de ministre des armées. Spécialiste des questions budgétaires, elle était directrice générale de SNCF Voyageurs et découvre alors la chose militaire. Elle a rapidement pris ses marques et a fait de l’innovation l’axe central de son passage à l’Hôtel de Brienne.

Dès lors la DGA n’apparaissait pas en capacité, structurelle et culturelle, de répondre aux problématiques de l’innovation dite réactive. Plutôt que d’attendre une réforme en profondeur, la ministre des armées, pragmatique, a donc décidé de créer le 1er septembre 2018 un nouvel « objet administratif non identifié » : l’Agence de l’Innovation de Défense (AID). Première (r)évolution, la nomination à sa tête d’Emmanuel Chiva[4], non issu des schémas traditionnels de recrutement pour ce type de fonction. Normalien, docteur en biomathématiques, entrepreneur et fan de science-fiction, il incarne ce dont une telle agence a besoin : curieux, imaginatif, atypique et n’hésite pas « faire autrement » quand c’est nécessaire.

Avec une montée en puissance progressive depuis fin 2018, cette nouvelle agence est dotée d’un budget annuel de 1,2 milliards d’euros et d’une centaine de personnes pour l’animer. En s’appuyant sur le triptyque cher à son directeur « Oser — Accélérer — Imaginer », elle s’appuiera prochainement sur un Document d’orientation de l’innovation de défense (DOID) destiné à définir les grands axes de l’innovation, en extraire des priorités pour que l’Agence puisse répondre aux ambitions politico-stratégiques affichées. Il sera bien entendu question de la préparation des grands programmes comme le remplacement du Rafale avec le « Système de Combat Aérien du Futur » (SCAF) ou encore le futur char de combat « Main Ground Combat System » (MGCS). Ce texte fondateur fixera également les efforts à faire sur le court, moyen et long terme dans les grands domaines que sont la robotique, l’intelligence artificielle, l’hypervélocité ou encore le cyber. Enfin, une attention particulière sera portée sur l’innovation ouverte. L’enjeu sera la capacité de capter de l’innovation du civil et d’être capable de l’implémenter dans la défense. Dans une logique d’intelligence collective, l’ambition est de renforcer les synergies entre deux mondes qui se connaissent mais n’ont que rarement l’occasion de collaborer. Cette dualité technologique n’est pas nouvelle, elle est cependant souvent à sens unique. L’objectif est désormais d’équilibrer cette relation en établissant des usages militaires à des technologies développées dans le civil dans des domaines tels que les transports, la santé ou encore les communications.[5]

La forme ultime de l’intelligence étant de rendre simple et intelligible des choses complexes, l’AID devrait prochainement établir un « parcours de l’innovation » donnant une visibilité sur toutes étapes qu’il faudra franchir pour réaliser une solution pérenne et opérationnelle. Qu’elle soit issue du ministère des armées, de l’industrie ou de la société civile, toute personne souhaitant proposer une solution bénéficiera prochainement d’un guichet unique pour l’accompagner et l’orienter dans son projet.

Le défi majeur : insuffler une nouvelle culture

Bien que la réorganisation structurelle et organisationnelle soit une étape importante, elle n’est pour autant pas suffisante. Le plus grand défi sera d’insuffler une nouvelle culture commune de l’innovation au sein de la DGA, des armées et de notre base industrielle et technologique de défense (BITD).

Innover, c’est avant tout une histoire d’intelligence collective, de pragmatisme, de méthode empirique et de bon sens. Tout le monde peut — doit — se l’approprier du simple collaborateur jusqu’au chef ; elle n’est surtout pas l’apanage exclusif des spécialistes. Il sera par conséquent, indispensable de casser cette pensée verticale « en silo » pour travailler « en transversalité », avec des équipes multidisciplinaires, capables de se détacher, sans déterminisme et librement, des logiques établies. Une première expérience a été lancée dès début 2018 en associant des étudiants de l’école de design STRATE pour plancher sur le fantassin du futur. A travers ce défi, des jeunes n’ayant a priori aucune connaissance de la défense, ont pu faire émerger des concepts futuristes, plus ou moins réalistes, que des ingénieurs ou militaires n’auraient pas envisagés.

Comme c’est le cas notamment dans le sport automobile, un défi majeur sera de passer de la culture du zéro risque à celle d’un risque maitrisé. L’échec ne doit plus être un critère bloquant à toute prise d’initiative mais un facteur comme un autre à prendre en compte. Ce changement de paradigme devra se ressentir à toutes les étapes de l’innovation : détection d’une innovation issue du civil, phase de qualification et bien évidemment procédure d’achat. A ce titre, une première étape a été franchie en mars 2019 avec une nouvelle version de l’instruction ministérielle sur les opérations d’armement (IMOA) dite « 1516 NG ». Définissant le déroulement des opérations d’armement, elle permet de clarifier et d’accélérer le processus d’acquisition des équipements en réduisant notamment le nombre d’étapes et d’intermédiaires.[6] Dans la continuité, la prise de risque devra être mise en avant si ce n’est sollicitée dans toutes les étapes de l’innovation. Cela passera également par une révision en profondeur des ressources humaines par l’embauche de profils « différents » voir atypiques capables de penser autrement, forts d’expériences d’autres secteurs que la défense et ayant exercés des fonctions à l’international. Surtout, il faudra être capable de valoriser ces profils tout au long de leur carrière et de favoriser la mobilité entre privé et public.

Le ministère des armées, DGA en tête, est en train de se réformer en profondeur pour répondre à ces enjeux. Il est indispensable que les industriels de la défense l’accompagnent dans cette démarche d’agilité et de souplesse. Parler de digitalisation, d’agilité ou créer un Lab ne suffit plus. Les grands groupes de défense français sont reconnus pour la qualité et la technicité des femmes et des hommes qui les composent. La capacité à y innover repose également sur leur acceptation de l’échec et la possibilité de sortir des processus pour valoriser la recherche du résultat plus que le respect des codes. Tout comme dans l’administration, ces fleurons nationaux sont en train de se réorganiser et valorisent davantage les initiatives intrapreneuriales allant parfois jusqu’à la création de « spin-off ».

Le financement, nerf de la guerre de l’innovation défense

En novembre 2017, le ministère des Armées et Bpifrance, la banque publique d’investissement, lançaient officiellement Definvest, un fonds d’investissement pour soutenir le développement des PME stratégiques pour la défense. Ce fonds a pour vocation à prendre des participations au capital de petites sociétés françaises identifiées comme stratégiques pour le secteur de la Défense, aux côtés d’autres investisseurs financiers et industriels.

Première étape très positive et indispensable, ce fonds n’est doté que de 50 millions d’euros sur 5 ans, soit 10 millions d’euros/an, ce qui parait bien faible à l’aune des besoins exprimés et en comparaison aux pratiques d’autres pays (USA, Corée du Sud) . Nos pépites françaises souhaitant s’investir dans la défense connaissent, elles, les plus grandes difficultés à se financer. Si le dispositif RAPID (régime d’appui à l’innovation duale) de DGA permet aujourd’hui de les accompagner efficacement, nos PME et start-up se retrouvent vite confrontées à une « vallée de la mort » entre l’amorçage et une levée de fonds en série A : moment crucial qui permet à une entreprise naissante de passer en phase de production industrielle et de développement commercial. Il est question ici de souveraineté pour la France puisque des investisseurs étrangers profitent de cette période pour proposer des solutions financières aux entreprises en recherche de capitaux ou de marchés.

Les investisseurs traditionnels sont doublement réticents à investir dans la défense. D’une part, pour des raisons de « compliance » ces derniers ne souhaitent pas investir dans des entreprises évoluant dans un domaine pouvant avoir des conséquences potentiellement néfastes pour leur image … Ce biais témoigne malheureusement de la méconnaissance et des a priori dont souffre notre industrie de défense. D’autre part, de nombreux investisseurs sont échaudés par la temporalité trop longue de notre secteur et craignent que leur retour sur investissement ne soit pas à la hauteur en cas de sortie de capital au bout de trois ou quatre ans.

Dans ce contexte, il apparait indispensable que le monde de la défense s’ouvre davantage à la finance et aux investisseurs, du business angel au grand fonds d’investissement pour promouvoir les savoir-faire et les opportunités qu’offrent nos pépites de la défense. Désormais, notre BITD doit s’organiser, à l’instar d’autres secteurs en France. En complément des créations de Ventures Capital qui se démocratisent dans nos grands groupes, une réflexion est à mener sur la création d’un fonds stratégique « corporate » dédié au soutien à l’innovation et à la protection de pépites technologies d’intérêt pour la défense.

Innover n’est pas (que) une question d’idée

L’innovation n’est pas vraiment une question d’idée. L’arbre de la rupture cache trop souvent la forêt de l’incrémental. Car il s’agit avant tout de régler et d’anticiper des problèmes que nos militaires rencontrent sur le terrain plus que de chercher une révolution technologique pour ce qu’elle est. Dans la défense, les innovations ont du mal à émerger, non pas parce que nous manquons de cerveaux bien faits, mais parce que notre écosystème n’est plus adapté pour les faire émerger, les accompagner et les soutenir.

Nos start-up et PME ne cherchent pas nécessairement des subventions mais de l’écoute, de la confiance et de la visibilité, là où la temporalité du monde de la défense peut parfois paraitre incompatible. Notre pays regorge d’innovateurs prêts à s’investir dans la défense, mais certaines barrières administratives et culturelles en découragent plus d’un. Les initiatives lancées depuis deux ans vont dans le bon sens. Pour autant, une nouvelle culture ne se décrète pas, elle se construit ! A chacun, maillon de notre communauté de défense, d’en être les bâtisseurs pour permettre à la France d’avoir une armée à la pointe de l’innovation et de rester une puissance respectée à travers le monde.

[1] Décret de création de la DMA, le 5 avril 1961 : https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000000673997&categorieLien=id

[2] L’Hétairie — Note n°27–26 novembre 2018 « Pour une DGA agile, au service des Armées »

[3] Vœux aux Armées du 23 janvier 2018 : http://www.elysee.fr/declarations/article/discours-du-president-de-la-republique-emmanuel-macron-v-ux-aux-armees/

[4]https://www.lesechos.fr/22/11/2018/lesechos.fr/0600179643060_emmanuel-chiva--des-biomathematiques-a-la-defense.htm

[5] http://forcesoperations.com/laid-en-quete-de-textes-fondateurs/

[6] https://www.defense.gouv.fr/dga/actualite/le-dga-et-le-cema-signent-le-guide-d-application-de-la-nouvelle-version-de-l-instruction-ministerielle-de-conduite-des-operations-d-armement

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